Prologue
J’ai vu Janie Julien-Fort essaimer dans la ville des chrysalides. Elle a placé ses cocons d’images en gestation pour qu’ils poursuivent le rythme des jours et suivre, avec eux, la constance et l’inconstance du mouvement de chantiers vagabonds. Un jour, Janie Julien-Fort m’a dit qu’ils deviendront papillons photogéniques faiseurs d’horizon.
Compte
Elle avait déjà fait le tour. Une fois, deux fois, à serrer dans ses bras les poteaux muets semés dans le quartier. Elle avait entouré 250 fois ces clochards célestes au sommeil léger, dormant dehors au rythme du chantier sous la voûte céleste embuée de poussière. Elle avait fait 250 tours d’horizon. Elle était repartie et le temps s’est évanoui dans le tumulte d’un chantier qui ne s’arrête jamais. Les boucles de béton ont continué sur la ville à s’enrouler en nœuds de bruit. Sur le bord de la voie, les marqueurs sans aiguille ni cadran ont dessiné en rond sur le papier photographique les cicatrices des squelettes de béton.
Elle est revenue sous les ponts en construction et a desserré l’étreinte. Elle a défait les attaches de chacun de ces gardiens d’images, recueilli les paysages recroquevillés dans leurs cachettes d’obscurité. Sous les cieux refermés entre les piles, elle a coupé chacun des liens et ramassé les boites échouées, tombées à terre, éventrées et orphelines d’images.
Décompte
Il n’y avait plus 250 horizons. Elle a étalé devant elle les images survivantes, sorties des boitiers encore muets et ankylosés. Elle voulait libérer leurs silhouettes capturées, libérer les fragments de ville cadrés à travers la fenêtre dans l’obscurité hors du temps, hors d’haleine. Elle a rouvert quelques lignes d’horizon et les obliques de lune et de soleil ont balayé le temps, d’un bout à l’autre du papier. Ici n’existe pas un horizon, mais de multiples soleils. Ici n’existe pas de nuit suivant le jour, mais une succession de courses de lune. Ainsi se défait le temps comme on fait le mur – en secret, patiemment et irréalistement. Les ellipses de lumière sont devenues à leur tour prisonnières. En sursis au cœur des images, elles comptent les jours, comptent les nuits. Dans un chantier qui vieillit à pas de géant, contre le tracé de rues tailladées sans cesse en parois de béton, les images souffleuses de vent peuvent aussi le récolter. Aux confins de la ville, avant qu’il ne tombe en jachère et avant que la poussière ne retombe, avant que le corps éventré du chantier ne se referme.
Épilogue
J’ai vu Janie Julien-Fort agripper l’image, la serrer fort, l’étrangler un peu, puis la relâcher. Elle a ouvert ses mains pour provoquer son envol consolatoire, comme celui d’un papillon qui ne tombera jamais. À l’intérieur des murs, le papillon a éclos. Il y survit en images rémanentes, en courbes contre la montre. Dans le cadre vertigineux sans horizon, le temps dépasse l’espérance de vie d’un papillon et se couche à rebours.
La boucle n’est plus à boucler.
Claire Moeder
* L’artiste utilise la technique de la solargraphie, un procédé photographique nécessitant des temps d’exposition de plusieurs mois. Attachés à un élément du paysage urbain, au gré des curieux et des intempéries, des centaines de petits sténopés scrutent les abords de chantiers de construction, agissant comme des caméras de surveillance de fortune. Les traces laissées par la trajectoire du soleil dessinent des traits sur l’image et permettent ainsi de calculer le passage du temps.*